Kent Nagano, un grand maestro dans le Grand Nord québécois
Sa première tournée dans le Grand Nord québécois il y a 10 ans l’avait tellement marqué que Kent Nagano tenait à la renouveler. Nous l’avons suivi à la rencontre des habitants des communautés inuites de Kuujjuaq, Salluit et Kuujjuarapik, au Nunavik.
L’avion vient d’atterrir à Kuujjuaq. Le petit autobus jaune embarque musiciens, instruments et Kent Nagano. Un sourire ne quitte pas le maestro lorsqu’il descend du véhicule avec son sac à dos.
Il le dit sans ambages : il a l’impression de rentrer chez lui ici, au Nunavik. Chez lui, c’est pourtant à plus de 4500 km de Kuujjuaq. Il a grandi dans la ferme familiale à Morro Bay, en Californie, un village qui comptait à l’époque 1900 habitants.
À 500 mètres de l’hôtel où Kent Nagano pose son sac à dos, une jeune fille suit son cours de français. Dans quelques minutes, la cloche va sonner et le temps de la pause, elle va répéter quelques mouvements avec Sarah Russell, sa professeure de musique. Ce soir, Susie Qulliq Inukpuk Thomassie, 17 ans, va prendre la baguette et la place de Kent Nagano le temps d’une répétition. Un rêve devenu réalité pour cette jeune Inuite pianiste.
Deux personnes, deux histoires et un moment de partage. C’est exactement ce que voulait Kent Nagano quand il a décidé de mettre en place cette tournée.
Écoutez le reportage de Marie-Laure Josselin au Téléjournal :
Un ambassadeur culturel
Pour la deuxième fois, l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) s’est rendu dans le Grand Nord québécois. L’idée a surgi d’une question de Kent Nagano quand il a pris les rênes de l’orchestre.
C’est son côté « naïf », précise-t-il en riant. Quand l’orchestre a décidé de faire une tournée nationale lors de son arrivée, le chef américain a remarqué que le trajet suivait les grandes villes le long de la frontière américaine. Il a alors demandé, en montrant la carte du Canada : « Et tout cela ici, pourquoi on n’y va pas? »
Pas de salles, transport onéreux, logistique compliquée pour accueillir un orchestre, lui aurait-on répondu. « J’ai dit : « Si on veut être un ambassadeur culturel, ça commence à la maison! » »
Ce premier voyage dans le Nord a été pour lui une « démonstration tellement claire de la puissance de la musique et de la communication, de partager l’esprit et l’essence de l’humanité combinés avec la grandeur et la puissance de la nature ». Cela l’a tellement marqué qu’il a toujours voulu revenir avec un orchestre un peu plus grand.
Pour ce passage dans le Nunavik, outre les 15 musiciens, deux chanteurs et Akinisie Sivuarapik, narratrice en inuktitut, Kent Nagano évoque un contexte complètement différent. « Avec toute la réconciliation, la controverse autour de tout ce qui a été fait et comment on va aller vers le futur, c’est une discussion qui est vraiment importante et très intense. »
Le maestro a demandé à l’auteur cri Thomson Highway d’écrire une pièce, en lui donnant toute la liberté. Résultat : Chaakapesh, le périple du fripon, basé sur un conte innu, chanté en cri et narré en inuktitut, dans les concerts au Nunavik.
Deux amoureux de musique et une histoire semblable
Quand on lui demande si sa venue peut avoir un impact, Kent Nagano répond simplement qu’il ne faut jamais être trop arrogant et dire qu’on a une énorme influence.
Et pourtant!
Il y a des dizaines d’années, un petit garçon qui fait du piano, assis sur des bancs en bois du terrain de basket de la ville américaine de Morro Bay, écoute l’Orchestre symphonique de San Francisco, venu lors d’une tournée régionale. Les musiciens entament Beethoven, et dans le coeur de Kent Nagano, quelque chose se passe. « C’est comme si une flèche rouge chaude se plantait, et ça a changé ma vie. J’ai su que la musique était plus que des cours de piano; c’était bien plus que cela. »
Il y a 10 ans, une petite fille de sept ans qui joue du piano s’installe avec sa mère dans une salle à Inukjuak, dans le nord du Québec. Un chef d’orchestre, Kent Nagano, se présente et lance le petit concert. Susie Qulliq regarde sa mère, les yeux pétillants et lui dit : « C’est magique, ça me rappelle le film Fantasia de Disney que je regardais petite. Je veux être cheffe d’orchestre un jour! »
Dans l’église neuve de Kuujjuaq, sur une même scène, Kent Nagano et Susie Qulliq en septembre 2018. L’un explique à l’autre ce qu’elle doit faire. Elle est hésitante au début, puis prend confiance et, du bout de la baguette du maestro, dirige les musiciens dans une pièce de Mozart.
La jeune fille, qui n’osait pas monter sur une scène il y a un an, raconte, encore tremblante, que l’expérience l’a libérée.
Sa professeure, Sarah Russell, est tout sourire : « En général, la musique donne confiance, et je veux que les jeunes aient cette expérience! La musique, c’est comme une drogue, la meilleure des drogues, car ça donne le high sans le mauvais côté. »
Écouter, voir, absorber, partager
« Pour mes collègues et moi, notre attitude est de ne pas trop parler, plutôt écouter, voire absorber, et essayer au mieux de faire de la musique dans l’esprit de partager quelque chose », explique le maestro.
Dans chaque communauté, des musiciens font découvrir leurs instruments aux enfants, et ils répondent à leurs questions.
Dans la salle polyvalente de Salluit, James Box au trombone et Serge Desgagné aux percussions donnent une petite présentation. Avec plaisir, Serge Desgagné prête ses baguettes à une adolescente. « C’est un contact plus direct avec les gens, les jeunes. Cela peut les intéresser à un point tel qu’ils voudront jouer un instrument et, qui sait, faire carrière. Des fois, on peut allumer une petite étincelle dans l’esprit d’un jeune. »
Quelques minutes plus tard, les étincelles sont dans les yeux de Serge Desgagné. Akinisie Sivuarapik, la chanteuse de gorge qui accompagne la tournée, lui tend son qilautik, le tambour traditionnel inuit, et l’encourage à essayer.
C’est à son tour d’être un élève un peu timide devant tous ces enfants qui le regardent. Enchanté, il raconte ce moment particulier d’avoir pu jouer cette chanson avec elle. « C’est une belle immersion pour moi, et ça m’a fait plaisir de montrer aux étudiants que leur musique est intéressante pour moi aussi. Ça va dans les deux sens. »
Akinisie le regarde avec le sourire, puis demande aux enfants : « Il fait ça bien, non? »
Car entre les concerts et les répétitions, Akinisie Sivuarapik a été plus qu’une narratrice pour les musiciens; elle a été une véritable ambassadrice de sa culture.
La musique de films de princesse
À la radio de Salluit, la veille du concert, la 5e Symphonie de Beethoven est diffusée à la demande d’un auditeur : Charlie Taqqik. Musicien et frère d’Elisapie Isaac, il voulait préparer les habitants. « J’ai dit au monsieur : « Fais jouer cela, comme ça les gens vont savoir ce qu’est la musique qu’ils vont jouer au concert ». »
Dans les rues et magasins de Kuujjuarapik, Linda Kowcharlie, à la fois apeurée, car elle ne savait pas ce qu’était un orchestre, et excitée, n’a cessé d’inviter les gens à venir écouter l’OSM.
On lui demandait ce que c’était :
Linda est l’une des artistes invitées à se produire pendant le concert. Chanteuse de gorge, la femme de 22 ans a chanté avec Akinisie Sivuarapik dans la pièce Chaakapesh qui se veut « une oeuvre collaborative, une collaboration vivante », précise Kent Nagano.
L’émotion du direct
Le concert va débuter dans quelques instants. Les gens arrivent en véhicules à quatre roues motrices, à pied, en famille. Dans une petite salle, au milieu de cartons et d’un escabeau, les violonistes sortent leurs instruments et jouent quelques notes. Kent Nagano court à gauche et à droite.
C’est l’heure. Le maestro invite ses musiciens à avancer, et les voilà, en queue de pie, sur scène, le sourire aux lèvres. Les applaudissements fusent.
Les enfants se lèvent, courent. Un chien essaie d’entrer. On est loin du calme de la Maison symphonique de Montréal. Alors que quelques personnes s’inquiètent de ce brouhaha, que des parents tentent de tenir les enfants, Kent Nagano savoure ce moment « d’émotion complètement libre ».
Il s’imagine du temps de Mozart ou de Beethoven, quand il y avait « cette sorte de réflexion directe de la communauté » et « d’expérimenter cette émotion crue, cet enthousiasme sans frein, c’est quelque chose à sentir », explique-t-il.
Le Mozart et le Prokofiev sont interprétés, puis vient le tour de Chaakapesh. La musique commence, Akinisie narre en inuktitut.
Linda Kowcharlie n’en perd pas une miette. « Pour les locaux, ça donne plus de sens d’appartenance quand un orchestre aussi réputé emprunte notre langue. Il y a plus de connexion. »
Dans la salle, un enfant observe le ténor et le baryton et les imite, la main sur le cœur. Fin du concert. Tonnerre d’applaudissements. Les gens debout. La magie a opéré. Linda a trouvé le moment très puissant. Ici et là, on salue le fait d’avoir fait participer des personnes inuites des localités, d’être venus, d’avoir joué pour eux quelque chose de différent.
Après le concert, tout le monde se mélange dans la salle. Une aînée fait signer un papier à Kent Nagano, puis dit avoir quelque chose pour lui qu’elle a confectionné. « Et tant pis si ce n’est pas votre taille », rigole-t-elle. Elle sort de son sac un nassaq, bonnet inuit, blanc et bleu avec l’inscription Québec et Salluit.
Kent Nagano l’enfile et s’écrie : « Merveilleux! Merci! » les bras en l’air. Le temps pour la dame de se glisser dans ses bras.